Pas facile de lâcher le biberon pétrolier qui empoisonne notre planète. Comment concilier la nécessaire décarbonation et la sécurité énergétique ? Et, de surcroît, assurer une transition juste pour les provinces productrices ?
Ces questions n’ont pas de réponses faciles. À raison, les environnementalistes poussent pour un sevrage et une transition rapide vers les énergies renouvelables. Mais les consommateurs sont habiles à rationaliser l’utilité de leur VUS. Et à l’ère du populisme, les gouvernements craignent de les brusquer. Quant aux pétrolières et aux provinces productrices, elles cherchent évidemment à protéger leur pactole le plus longtemps possible.
En Europe, la guerre en Ukraine a rappelé brutalement l’impératif de la sécurité énergétique, qui pèse plus lourd que la mauvaise conscience à financer l’agression du président Poutine par l’achat du gaz russe. On se souvient aussi du mouvement des gilets jaunes, déclenché par l’imposition d’une taxe environnementale sur le carburant.
Ce ne sont pas des raisons pour ne rien faire, mais elles expliquent les tergiversations des gouvernements, tiraillés de toute part.
LES SABLES BITUMINEUX
Au Canada, parmi les nombreux sujets de discorde sur les changements climatiques, figure bien haut sur la liste l’ambition de rendre propre l’exploitation des sables bitumineux de l’Ouest, qui, baril pour baril, émet trois fois plus de gaz à effet de serre (GES) que le forage du pétrole conventionnel.
Il faut beaucoup d’énergie pour chauffer le bitume visqueux et le séparer du sable, puis le transformer afin d’obtenir du pétrole synthétique. C’est pourquoi les producteurs parlent la bouche en cœur du captage, de l’utilisation et du stockage du carbone (CUSC). Cependant, même si on parvient à le produire sans émission – et ça demeure un gros si –, brûler ce pétrole restera aussi polluant que le classique.
Selon le plus récent rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), la cible d’un réchauffement maximal de 1,5 °C suppose que la consommation du charbon baisse de 95 % d’ici 2050, de 60 % pour le pétrole et de 45 % pour le gaz. L’enjeu, c’est que tous les producteurs du monde ambitionnent être parmi ceux qui survivront. Le Canada, au quatrième rang mondial, ne veut pas céder sa place.
Ce même rapport admet qu’il faudra aussi recourir au CUSC pour atteindre la cible de Paris, mais souligne que cette technologie n’est toujours pas au point après des décennies d’efforts et qu’elle sera l’une des plus chères. Le salut viendra bien davantage des énergies solaire et éolienne, ainsi que du captage et de la séquestration du carbone par l’agriculture, le boisement et la restauration des écosystèmes, plus efficaces et surtout moins coûteux.
Il y a un an, une « Initiative pour des sables bitumineux carboneutres » a été lancée par six entreprises qui exploitent 95 % de la production canadienne. Le carbone serait capté aux mines, puis transporté par pipeline pour être séquestré profondément sous terre.
Cette « carboneutralité » visée en 2050 pour les sables bitumineux se traduirait par une réduction de 36 % des émissions du secteur pétrole et gaz, lequel arrive au premier rang des pollueurs, avec 26 % des GES au Canada.
Le CUSC n’est réalisable que si le pétrole ou le gaz est consommé en très grande quantité sur un lieu fixe, comme les centrales thermiques, les aciéries ou les cimenteries. En Alberta, le partage d’infrastructures communes aux exploitants du sable bitumineux permettrait de réduire les coûts.
UN SECTEUR POLLUANT
Le pétrole, tout « carboneutre » qu’il puisse devenir dans le discours des pétrolières, à l’étape de la production, n’empêcherait pas 80 % des GES libérés par la combustion des moteurs, que l’on comptabilise dans le transport.
Le secteur du transport génère 25 % des émissions du pays, presque autant que l’industrie du pétrole et du gaz. Les automobiles, les camions légers et les transports en commun pourront se convertir à l’électrique, mais les solutions sont moins évidentes pour les camions lourds, les locomotives et les avions. Beaucoup misent sur l’hydrogène bleu, produit avec le gaz, mais dont les émissions seraient captées et enfouies dans le sol.
Reste l’option du captage du carbone dans l’air ambiant, un rêve dans lequel Bill Gates a investi de gros sous, mais dont on n’espère pas de faisabilité économique avant plusieurs décennies, et encore.
L’Initiative pour les sables bitumineux pourrait coûter à terme 75 milliards de dollars, dont la moitié pour le captage et le stockage du carbone. Si les pétrolières ne misaient que leur propre argent dans cette aventure, il n’y aurait rien à redire. Mais dans son budget, la ministre des Finances du Canada, Chrystia Freeland, alloue 2,6 milliards sur cinq ans pour un crédit qui défraie de 50 % à 60 % de l’investissement en CUSC.
En janvier dernier, plus de 400 scientifiques du climat et de l’énergie avaient pourtant signé une lettre l’enjoignant à ne pas accorder ce crédit, rappelant que les libéraux avaient promis de cesser les subventions à l’industrie pétrolière. Les projets de CUSC ont souvent été des échecs et la principale utilisation commerciale du carbone capté a été de tirer encore plus de pétrole de gisements autrement épuisés.
Notons que la ministre a exclu de son aide la récupération assistée du pétrole, ce qui rend la rentabilité du CUSC encore plus problématique, à moins que le prix du carbone imposé par la réglementation ne devienne plus élevé que prévu.
Selon l’Institut climatique du Canada, un organisme indépendant qui se consacre aux politiques climatiques, « la seule chance des sociétés pétrolières et gazières de réussir est de s’axer désormais sur la production de pétrole et de gaz à faible coût et à faibles émissions, tout en accélérant le virage vers de nouveaux secteurs d’activités, comme l’hydrogène bleu, les énergies renouvelables, les biocarburants et le captage et le stockage du carbone. Les politiques et programmes des gouvernements devraient soutenir et encourager cette transformation, et non l’entraver ».
Le secteur du pétrole et du gaz représente environ 5 % du PIB canadien et emploie 800 000 travailleurs concentrés en Alberta, en Saskatchewan et à Terre-Neuve, qu’on ne peut sacrifier dans une transition juste de l’économie.
Dans le Plan de réduction des émissions pour 2030, dévoilé récemment par le ministre de l’Environnement, Steven Guilbeault, ce secteur doit réduire ses émissions GES de 31 % par rapport au niveau de 2005 (ou de 42 % par rapport à 2019).
L’Agence internationale de l’énergie estime que le CUSC est une solution incontournable. L’industrie se croit capable de développer une technologie efficace dont le coût chutera, comme pour le solaire et l’éolien.
Le pari est risqué, sur un marché du pétrole appelé à rapetisser. Mais il serait téméraire d’éliminer un outil potentiel quand il faut déployer tous les moyens possibles pour limiter le réchauffement climatique. Les gouvernements jouent un rôle utile à dérisquer les nouvelles technologies.
Miville Tremblay est un senior fellow à L'Institut C.D. Howe et fellow invité au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organizasations.