On le croyait mort, mais certains l’ont vu rôder. Plusieurs prédisent son retour prochain. D’autres en font plutôt des gorges chaudes. L’inflation est redevenue le bonhomme Sept Heures des marchés financiers.
Ce n’est pas tant l’augmentation du coût de la vie qui préoccupe les financiers, par ailleurs bien payés, mais l’effet négatif qu’elle pourrait avoir sur les taux d’intérêt et par-delà, sur leurs investissements. L’inflation soulève aussi un questionnement sur le financement de la dette publique.
Ces derniers temps, l’afflux des bonnes nouvelles énerve les marchés. Aux États-Unis, ils notent l’accélération de la vaccination, le gigantesque stimulus budgétaire et un taux d’épargne très élevé. Cet été, les consommateurs trop longtemps encabanés vont faire sonner la caisse des marchands, des restaurateurs et des hôteliers. Le portrait n’est guère différent au Canada.
Où est le problème, direz-vous ?
Selon les rabat-joie, une trop forte demande au regard des capacités de production créera de l’inflation. C’est pourtant ce que souhaitent les banques centrales, dans la mesure où elle ne dépasse pas trop ni trop longtemps leur cible de 2 %. Mais un peu de surchauffe aiderait à réduire le chômage.
Depuis la grande crise financière de 2008-2009, en Europe comme au Japon, les acheteurs d’obligations d’État se contentent de rendements nominaux négatifs. En Amérique du Nord, le maigre rendement nominal passe au rouge en terme réel, lorsque l’on tient compte de l’inflation, aussi faible soit-elle. Dans l’incertitude, beaucoup d’investisseurs ont sacrifié le rendement pour la sûreté et la liquidité des obligations émises par les gouvernements.
Toutefois, cette valeur refuge restera-t-elle aussi attrayante dans la perspective d’une reprise de l’économie mondiale, d’une remontée de l’inflation et d’un endettement record ?
Depuis la fin de janvier, les taux d’intérêt ont augmenté sensiblement sur le marché obligataire, surtout pour les titres à long terme, plus risqués. Ainsi, le rendement des US Treasuries à 10 ans a gagné huit dixièmes de 1 %, pour atteindre 1,7 %, tandis que les emprunts du Canada de mêmes échéances ont pris presque 1 %, pour s’établir à 1,6 %. Cela dit, bien que ce mouvement ait été rapide, il est demeuré contenu et le taux réel reste négatif. Moins de la moitié de cette augmentation peut être attribuée aux anticipations d’inflation, le reste étant le reflet d’une économie plus forte.
La Fed est restée impassible jusqu’à présent, tout comme la Banque du Canada. La première ne prévoit pas augmenter son taux directeur avant 2024, la seconde, pas avant 2023. La BCE, confrontée à une Europe plus faible, a plutôt choisi d’accroître ses achats d’obligations pour contrer la pression sur les taux, signe avant-coureur d’un bras de fer entre les marchés et les banques centrales.
Les porteurs d’obligations sont mécontents, car la valeur marchande de leurs titres varie inversement avec les taux d’intérêt. Les récentes hausses de taux et d’autres à craindre ont fait dire à Warren Buffett que « les obligations ne sont pas l’endroit à être ces jours-ci ».
Tant que les hausses de taux restent modérées et qu’elles reflètent une économie qui remonte la pente, la Bourse s’en portera bien. Le scénario catastrophe serait une inflation qui dérape, forçant les banques centrales à hausser leurs taux directeurs de manière marquée, au risque de plonger l’économie en récession.
La question de l’inflation et des taux d’intérêt est aussi affaire d’État.
Il y a un mois, j’expliquais dans un texte que beaucoup d’économistes de renom prévoient des taux d’intérêt généralement bas pendant longtemps et que l’occasion était belle pour financer des investissements publics, même s’il fallait enregistrer de faibles déficits après la pandémie.
Tous ne sont pas d’accord. Selon Jean Boivin, chef du BlackRock Investment Institute et ancien sous-gouverneur de la Banque du Canada, l’hypothèse des bas taux persistants repose sur un équilibre délicat dans le contexte d’une forte augmentation de la dette publique.
Le risque d’inflation est sous-estimé. Ce n’est pas tant la surchauffe de l’économie qui le tracasse que la pression sur les coûts provenant d’un réaménagement des chaînes d’approvisionnement à la suite de la pandémie.
À moyen terme, les banques centrales conserveront le gros bout du bâton. Elles chercheront à contenir les hausses de taux compte tenu de l’endettement élevé des gouvernements. Toutefois, si l’inflation s’accroît au point de mettre en doute leurs engagements, les investisseurs pourraient exiger une plus grande prime pour compenser ce risque.
Dès l’été de 2019, Boivin avait plaidé avec d’illustres collègues pour une coordination des politiques monétaires et budgétaires pour affronter la prochaine crise, qu’il ne croyait pas si proche, mais en insistant sur des balises claires pour limiter le financement de la dette publique par les banques centrales.
Mais en l’absence de balises, la combinaison d’une dette en forte hausse, de bas taux d’intérêt et d’une inflation qui se redresse constitue un équilibre fragile. Il se pourrait, selon Boivin, que le taux d’intérêt ne reste pas inférieur au taux de croissance de l’économie, comme présumé dans le nouveau consensus. Auquel cas la dette publique pourrait être emportée dans une spirale.
On aurait tort d’oublier que les marchés peuvent parfois changer d’avis brutalement. Et ce n’est pas toujours une histoire de bonhomme Sept Heures.
MORT DE JACQUES LUSSIER
Comme beaucoup, je suis attristé de la mort de Jacques Lussier, ex-professeur à HEC, gestionnaire de portefeuille innovateur et l’un des plus brillants esprits de notre place financière. Un homme serviable, d’une grande humilité. Ce « sceptique de la finance » menait des recherches à la fine pointe pour améliorer le sort des investisseurs ordinaires. Ses publications lui ont valu un prix prestigieux du CFA Institute. Mes condoléances à ses proches.
MIVILLE TREMBLAY, SENIOR FELLOW, INSTITUT CD HOWE, ET FELLOW INVITÉ, CIRANO