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Ils ne vont pas jusqu’à contester la loi de l’offre et de la demande, mais aux États-Unis, plusieurs économistes de renom révisent certaines « vérités » sur l’endettement public et le rôle de la politique budgétaire.

Chercheurs émérites et même Nobel d’économie, ils ont été président de la Réserve fédérale, économistes en chef du Fonds monétaire international, conseillers des présidents des États-Unis, directeurs du budget et secrétaire au Trésor. Ils se nomment Joseph Stiglitz, Paul Krugman, Ben Bernanke, Olivier Blanchard, Kenneth Rogoff, Larry Summers, Jason Furman et Robert Rubin, pour ne citer que les plus connus.

Ils ne sont pas d’accord sur tout. Certains penchent à gauche, d’autres à droite, mais tous constatent que la réalité a changé sur le terrain et qu’ils doivent réviser certains conseils. Ce renouveau du keynésianisme s’observe non seulement dans des think tanks influents, mais aussi au FMI, à l’OCDE et dans les discours des banquiers centraux.

Le grand confinement de la COVID-19 a forcé les banques centrales à écraser des taux d’intérêt déjà bas et les gouvernements à dépenser sans compter, enregistrant d’énormes déficits.

Ces interventions font consensus, même si on déplore que, dans l’urgence, les mesures n’aient pu avoir la précision souhaitée. À court terme, on insiste sur la nécessité de mieux les cibler, mais de ne pas y mettre fin tant que la pandémie n’est pas maîtrisée par la vaccination.

La remise en question des dogmes budgétaires porte plutôt sur ce qu’il faudra faire pour les années suivantes : retrouver rapidement l’équilibre, puis abaisser la dette, quitte à basculer dans l’austérité, comme après la grande crise financière de 2007-2008 ? Ou au contraire, maintenir un déficit, quoique beaucoup plus faible ?

DES INVESTISSEMENTS PUBLICS APRÈS LA CRISE

La seconde option s’appuie notamment sur la thèse du saving glut de Bernanke, qui soutient qu’il existe un déséquilibre mondial entre l’épargne surabondante et le faible investissement, déséquilibre chronique qui entraîne des taux d’intérêt anormalement bas.

D’une part, la classe moyenne qui grossit en Asie met beaucoup d’argent de côté pour sa retraite. L’accroissement des inégalités augmente aussi l’épargne, car les plus riches dépensent une plus faible proportion de leurs revenus que les plus pauvres. D’autre part, les entreprises de la nouvelle économie investissent relativement moins.

Au net, la demande est inférieure aux capacités de production. Laissée à elle-même, l’économie roule à basse vitesse, une situation que Summers a qualifiée de « stagnation séculaire », même s’il avance d’autres arguments pour l’expliquer.

Les banques centrales ayant fait le maximum, il appartient donc aux gouvernements de stimuler la demande par des investissements publics, où les besoins sont actuellement plus grands que dans le secteur privé, d’autant que les rendements espérés dépassent aisément le coût de financement.

Les gouvernements peuvent-ils se le permettre, avec un endettement déjà élevé ? Les repères du passé ne sont plus pertinents, répondent ces économistes. La dette mesurée en pourcentage du PIB n’est plus la bonne mesure du fardeau, il faut plutôt surveiller le service de la dette, soit les intérêts à payer en pourcentage du PIB. Ou encore en pourcentage du budget, comme le suggère David Dodge, ancien sous-ministre des Finances et ex-gouverneur de la Banque du Canada.

Bien sûr, le service de la dette est abordable avec des taux aussi bas, mais vont-ils le rester ?

Rien n’indique que le surplus d’épargne structurel va disparaître. Reste la possibilité qu’une vive poussée de l’inflation force les banques centrales à hausser fortement leur taux directeur pour empêcher qu’elle ne s’emballe.

Or, malgré la forte injection de liquidités durant la grande crise financière, l’inflation est restée obstinément sous la cible. Avec encore plus de liquidités cette fois-ci, va-t-elle enfin ressurgir ? Jusqu’à présent, les liquidités ont plus alimenté le renchérissement des actifs financiers qu’augmenté le coût de la vie.

Les banques centrales aimeraient bien que l’inflation remonte à leur cible de 2 %, et même un peu plus, pour un temps du moins, afin de compenser la trop faible inflation passée. Cette normalisation entraînerait des taux d’intérêt un peu plus élevés.

À COURT OU À LONG TERME ?

Le scénario à redouter pour le coût de financement de la dette publique est celui d’une inflation qui dérape, contrée par des taux nettement plus élevés et une récession à la clé. Mais avec l’endettement qui prévaut partout dans l’économie, une augmentation brève et somme toute limitée des taux d’intérêt pourrait suffire à freiner l’économie et l’inflation.

La formule magique pour des finances publiques soutenables à long terme est un taux de croissance économique plus grand que le taux d’intérêt sur la dette. Et c’est la moyenne qui compte et non les années d’exception, qu’il s’agisse d’une récession ou d’une augmentation temporaire des taux.

Il importe donc que les déficits qui subsisteront après la crise servent à financer des investissements publics générateurs de croissance. C’est d’ailleurs l’objet d’un débat quant aux mesures budgétaires de 1,9 billion US, que s’apprête à voter le Congrès.

Summers et Blanchard jugent ce paquet excessif, après les 900 milliards US de décembre. Il dépasse amplement ce qui est requis dans les prochains mois pour lutter contre la pandémie et indemniser ses victimes, d’où le risque d’une inflation trop forte. La moitié de cet argent devrait préférablement être investi graduellement dans les infrastructures et la transition vers une économie sobre en carbone.

Krugman appuie plutôt la position de Janet Yellen, ancienne patronne de la Fed et aujourd’hui secrétaire au Trésor du président Biden, pour qui le risque d’en faire trop à court terme est moins grave que le risque d’en faire pas assez.

Leur dispute porte seulement sur l’usage et la répartition des fonds entre le court et le plus long terme. Aucun des deux camps ne s’oppose à un endettement accru, même s’il atteint déjà 100 % du PIB. Ce qui compte, c’est que le service de la dette reste abordable.

Ce n’est pas que le ratio de la dette au PIB n’a aucune importance. Il demeure utile pour comparer l’endettement des provinces et des pays. Même s’il n’y a plus de limite arbitraire à ne pas franchir, ce ratio rappelle qu’il est imprudent de s’éloigner du troupeau, si on ne veut pas risquer une attaque des marchés. Surtout si on est plus petit que les États-Unis.

La Presse

MIVILLE TREMBLAY, SENIOR FELLOW, INSTITUT CD HOWE, ET FELLOW INVITÉ, CIRANO