La partie ne sera pas facile, mais les régulateurs ont commencé à serrer la vis au Bitcoin, à ses milliers de cousins cryptos et aux infrastructures qui gravitent dans cet univers opaque et apatride.
La Financial Conduct Authority du Royaume-Uni, incapable de superviser adéquatement Binance, la plus grande Bourse de cryptomonnaies au monde, interdit ses activités sur son territoire. La plateforme n’a pas répondu aux questions de base posées par le régulateur, qui estime que ses « produits complexes et à haut risque » font courir des « risques significatifs » aux investisseurs.
Binance, incorporée dans les îles Caïman, n’a pas de siège social. Chaque mois, il se négocie sur cette Bourse immatérielle des centaines de milliards de dollars, dont beaucoup de transactions à fort levier. Le Financial Times estime ses revenus depuis le début de l’année à environ 1,8 milliard US.
Hong Kong, le Japon et l’Allemagne ont également interdit Binance ou certains de ses produits. La Bourse a préféré bloquer ses clients ontariens plutôt que d’accepter la supervision de la Commission des valeurs mobilières de l’Ontario. L’Autorité des marchés financiers (AMF) n’a pas encore pris position dans ce dossier. À ce jour, Wealthsimple, filiale de Power Corp, et Coinberry sont les seules plateformes accréditées où les investisseurs canadiens peuvent négocier des cryptomonnaies, mais d’autres font la queue.
En revanche, Singapour déroule le tapis rouge aux cryptos et le propriétaire et dirigeant de Binance, Changpeng Zhao, un Canadien né en Chine, y a installé ses pénates.
Aux États-Unis, Gary Gensler, président de la Securities Exchange Commission, a déclaré que les plateformes où ont lieu 95 % de l’activité sur les cryptos devaient s’entendre avec les régulateurs, car elles ont des responsabilités en matière de protection des investisseurs, de lutte contre les opérations illégales et de stabilité financière.
Il a également réclamé plus de pouvoir au Congrès pour encadrer les cryptos, ce « far west rongé par la fraude, les escroqueries et les abus ». Gensler connaît le tabac pour l’avoir enseigné au MIT : un marché de 2000 milliards US, réparti sur 11 000 cryptomonnaies, dont plus de 75 ont un encours supérieur à 1 milliard.
La croissance des transactions est fulgurante. Coinbase, une Bourse de taille comparable à celle de Binance, a dégagé un bénéfice de 1,6 milliard US au deuxième trimestre, contre seulement 32 millions à la même période l’an dernier. Dans les deux cas, on parle de « DeFi », ou de finance décentralisée, essentiellement des logiciels s’appuyant sur la technologie des chaînes de blocs pour mettre directement en relation les investisseurs, sans passer par des courtiers ou d’autres institutions financières réglementées.
Ces plateformes de négociation sont nominalement établies dans des paradis fiscaux à la réglementation absente ou permissive, comme les îles Seychelles, dans l’océan Indien, où les régulateurs peuvent être « achetés pour une noix de coco », comme s’est vanté un opérateur.
Pas si stables, les cryptomonnaies stables
Puisque les cryptomonnaies sont uniquement négociables sur la plateforme qui les a vues naître, on a de plus en plus recours aux « cryptomonnaies stables », comme le Tether ou le USD Coin, pour passer d’une plateforme à l’autre, d’une cryptomonnaie à l’autre. On les dit stables et théoriquement sans risque, car chaque unité émise est entièrement appuyée par une valeur équivalente en dollars américains, gardée en réserve.
Or, dans les faits, la garantie n’est pas entièrement déposée à la banque, mais en partie investie dans des instruments de dette à court terme qui n’auront pas toute la liquidité ni la solvabilité voulue en période de crise et encore moins l’accès aux liquidités des banques centrales. Cette structure financière inquiète les autorités, car elle s’apparente à celle des banques, mais sans leur gros coussin de capital et surtout sans la surveillance étroite dont elles font l’objet.
Non seulement les investisseurs peuvent y perdre leur investissement, mais aussi des cryptomonnaies stables en déroute pourraient déstabiliser le reste du système financier, tant elles gagnent en importance.
Janet Yellen, Secrétaire au Trésor des États-Unis, attend au cours des prochains mois un rapport sur l’encadrement à donner aux cryptomonnaies stables, qu’elle estime nécessaire.
« Il est devenu évident que les cryptomonnaies ne sont pas des monnaies, mais plutôt des actifs spéculatifs, qui dans bien des cas sont utilisés pour faciliter le blanchiment d’argent, les attaques au rançongiciel et autres crimes financiers », juge durement la Banque des règlements internationaux, l’institution qui regroupe les banques centrales. « Le Bitcoin, en particulier, contribue fort peu à l’intérêt public quand on considère aussi le gaspillage de son empreinte énergétique. »
La Chine a non seulement interdit les cryptomonnaies sur son territoire, mais aussi sévèrement réprimé ses nombreux « mineurs », entrepreneurs indépendants qui exploitent le système de validation du grand registre ouvert où sont consignées toutes les transactions. Ceux-ci ont donc déménagé leurs serveurs énergivores au Kazakhstan, en Ukraine ou au Salvador.
La Chine ne souffre aucune concurrence à sa nouvelle monnaie numérique, émise par la banque centrale. Ce premier test d’envergure est suivi attentivement par beaucoup d’autres pays, dont le Canada, qui songent à cette option. Mais il y a encore loin de la coupe aux lèvres, car plusieurs problèmes doivent être résolus, principalement le risque de voir les banques marginalisées, voire fragilisées du fait que tout un chacun pourrait préférer la garantie inébranlable d’un dépôt à la banque centrale.
Dans le monde sans remords et sans patrie des cryptos, où on se moque des imbéciles heureux qui ont choisi de rester pauvres, la devise est move fast and break things. Malheureusement, il n’y a pas de shérif pour imposer la loi dans l’ensemble de ce far west.
Le défi des régulateurs, dont l’autorité s’arrête aux frontières, est de coordonner leurs actions et de s’ajuster rapidement aux changements, mais sans imposer un carcan si lourd qu’il tuerait toute créativité.
De son côté, l’industrie doit accepter les règles de base du système financier si elle veut mériter la confiance des investisseurs. D’ici là, ceux qui s’aventurent outre-frontière sur des plateformes non réglementées doivent savoir qu’ils n’auront ni protection ni recours et que leur enrichissement pourrait être aussi éphémère que rapide.
Miville Tremblay est un senior fellow à L'Institut C.D. Howe et fellow invité au Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organizasations