Published in La Presse.
« Si je menace de me faire éclater la cervelle sur votre costume neuf à moins que vous me donniez la dernière toast, le fait que vous me donniez ou non la toast dépendra de la connaissance que vous avez des moyens que j’ai pris pour mettre ma menace à exécution, exactement comme si je vous avais simplement menacé de vous lancer mes œufs
brouillés. »
The Strategy of Conflict, Thomas C. Schelling, 1960
Cette étrange menace est un cas de figure de la théorie des jeux, qui a valu le prix Nobel d’économie à Thomas C. Schelling, en 2005. Lue pendant mon bac, elle m’est revenue en mémoire devant la menace tout aussi étrange de Donald Trump d’imposer des tarifs douaniers de 25 % sur toutes les exportations mexicaines et canadiennes, si ces pays ne stoppent pas les flux de migrants et de fentanyl vers les États-Unis.
Normalement, c’est le joueur le plus faible qui gagne à proférer une telle menace autodestructrice, mais il doit être assez cinglé pour qu’on le croie capable de passer à l’acte. Avec Trump, on se demande s’il faut donner la tranche de pain grillée.
Bientôt de retour à la tête de la plus grande puissance économique, il exerce déjà un rapport de force brute menant à une capitulation, à une guerre commerciale ou, espérons-le, à un compromis négocié sous pression.
La sécurité nationale est son meilleur prétexte juridique pour imposer des tarifs à deux pays avec lesquels il a signé de sa main un traité de libre-échange qui l’interdit.
Trump pense que les tarifs sont une panacée. Je vous invite à suivre un raisonnement d’économie 101 qui en démontre la futilité, mais qu’ignore ce bachelier en économie de la célèbre Wharton School of Business.
Imaginez une opération comptable où on additionne et soustrait l’argent qui entre (+) ou qui sort (–) du pays, en raison des exportations (+), des importations (–), des touristes étrangers aux États-Unis (+), des Américains en vacances à l’étranger (–) et surtout, des investissements de toutes sortes que font les étrangers aux États-Unis (+) et que font les Américains ailleurs dans le monde (–). Au bas de cette colonne trône un gros zéro, car les rentrées et les sorties balancent toujours, d’où son nom de balance des paiements.
Trump est obsédé par un sous-total : la balance commerciale, soit le solde des exportations et des importations de biens et de services, en l’occurrence négatif pour l’ensemble du commerce international des États-Unis.
Il en est ainsi parce que les Américains consomment plus qu’ils ne produisent. Et pour financer cette consommation excédentaire, ils doivent emprunter à l’étranger car comme chacun sait, ceux qui dépensent beaucoup épargnent peu.
Les étrangers qui vendent des marchandises aux Américains se font payer en dollars américains. Globalement, comme ils exportent plus aux États-Unis qu’ils n’importent, ils accumulent des dollars qu’ils investissent en Amérique.
Les Américains paient en bonne partie avec de l’argent emprunté, car leur gouvernement est largement déficitaire. L’Oncle Sam finance sa dette par l’émission d’obligations du Trésor, achetées en grande quantité par les étrangers.
Bouclons la boucle : la sortie de fonds du déficit commercial des États-Unis DOIT être compensée par l’entrée de capitaux investis par les étrangers, principalement sur les marchés obligataires et boursiers américains, pour que balance la balance des paiements.1
Première conclusion : l’imposition de tarifs sur les importations américaines ne cassera pas cette codépendance, parfaitement normale dans une économie mondialisée. Pour réduire le déficit commercial, mieux vaudrait réduire le déficit budgétaire, dont Trump se fout complètement.
Deuxième conclusion : sa menace nuit tant à son pays qu’à ses partenaires commerciaux, avec pour conséquence plus d’inflation et de chômage de part et d’autre.
Un tarif équivaut à une taxe sur les importations que paient les consommateurs américains, qui s’appauvrissent d’autant.
Dans le contexte d’une économie qui roule déjà à pleine vitesse, avec un faible taux de chômage (et des millions de migrants expulsés), il faudra des années pour construire des usines et accroître la production locale, qui coûtera forcément plus cher.
Bien sûr, les pays exportateurs en pâtiront également, car la hausse du prix des biens vendus aux États-Unis en réduira la demande, créant du chômage dans les pays exportateurs.
La promesse de tarifs de 25 % pour le Mexique et le Canada (et une majoration de 10 % pour ceux déjà imposés à la Chine) n’est qu’un coup de semonce. Les autres pays y goûteront aussi pour éviter que les acheteurs américains changent de fournisseurs étrangers.
Tous les pays visés voudront répliquer en imposant des tarifs sur les exportations américaines. Ces produits devenant plus chers, les consommateurs en achèteront moins, provoquant du chômage aux États-Unis.
Les menaces du président suggèrent au mieux un risque de stagflation mondiale, au pire une dépression comme dans les années 1930, si la guerre commerciale dégénère. Le second scénario est moins probable, mais Trump joue avec des allumettes et un bidon d’essence.
1. L’inverse est également vrai. L’afflux net des capitaux étrangers aux États-Unis, qui dope la Bourse et réduit les taux d’intérêt, entraîne un déficit commercial. Le mouvement des monnaies complique ce portrait simplifié, qui demeure juste.
Miville Tremblay is a Senior Fellow at the C.D. Howe Institute.